Petit retour sur l'autorégulation du marché.
Wasselonne .
La lecture de Polanyi m'a appris plusieurs choses. La plus importante d'entre elles est la suivante : le libéralisme sous sa forme radicale est mort en 1929. Non qu'il ne soit pas possible que l'humanité ne rencontre le discours libéral après la crise de 1929, mais que l'utopie du marché libre a fait faillite une fois pour toute, puisqu'elle était sensée pouvoir incarner une formule viable pour les échanges mondiaux impliquant des relations formatées pour les individus sur un temps indéfini. La mort du marché autorégulateur après la première guerre mondiale aurait dû imprégner les politiques d'une certaines défiance vis à vis de l'idéologie libérale. Il faut croire que non, cette idéologie fît un retour sur la scène politique avec Reagan et Tatcher, et ses sectateurs crièrent victoire après la chute du mur de Berlin. Pour mémoire, ce ne sont pas les populations anciennement sous le joug du « socialisme réel » qui plébiscitèrent la société de marché libre et de concurrence sois-disant non faussée, mais ce sont les bureaucrates du soviétisme officiel qui virent un intérêt dans le modèle proposé par l'Occident. Le plus étonnant ce fût le ralliement de la gauche de gouvernement à ce type de discours, encore aujourd'hui. Certes il est de bon ton de fustigé la finance, mais cela reste du domaine des bonnes intentions, histoire de calmer la populace cinq minutes. Dans les faits, l'Europe s'est construite sur un modèle libéral, et le projet d'une Europe libérale a été adoubé par un large spectre de la représentation politique qui réunit Sarkozy et Cohn Bendit. Néanmoins, il subsiste une différence de taille entre la crise de 1929 et celle que nous subissons aujourd'hui via les crédits hypothécaires et sa suite : la crise des dettes souveraines. Alors qu'en 1929, la crise toucha aussi les grosses fortunes dans leur ensemble, en 2008 et jusqu'à maintenant, mis à part quelques notables exceptions, on peut admettre que nos amis privilégiés ne s'en sortent pas trop mal par rapport aux suite du Jeudi Noir : « Côté revenu: si le nombre d'Américains dont le revenu était égal ou supérieur à 1 million de dollars en 1914 était de 60, de 207 en 1914 et de 513 en 1929, il chute à 93 en 1934 ». D'après les dernières nouvelles, les riches se portent plutôt bien après la crise des crédits hypothécaires :
«Le nombre de millionnaires aux Etats-Unis a grimpé de 16 % en 2009 après une chute de 27 % l'année précédente, selon une étude publiée mardi 9 mars.
L'an dernier, environ 7,8 millions de ménages américains disposaient d'un million de dollars ou plus d'avoirs disponibles, sans compter le capital investi dans leur résidence principale, selon ce rapport publié par la société de conseil Spectrem Group. C'est 1,1 million de plus qu'en 2008, année où le nombre de millionnaires américains a chuté en même temps que l'économie dans son ensemble, atteignant son plus bas niveau depuis 2003, soit 6,7 millions de ménages.
"Bien que [le nombre de millionnaires] soit encore loin de son record de 9,2 millions de personnes en 2007, la hausse observée cette année [2009] n'en constitue pas moins une nouvelle bienvenue pour une économie encore en phase de reprise", a commenté George Walper Junior, président de Spectrem Group.» [ Source ]
« Toujours sixième au plan mondial, la France a gagné 13 000 millionnaires en 2010, soit une progression de 3,4% par rapport à 2009. A une tout autre échelle - celle des milliardaires - l’Hexagone compte encore 14 de ceux que l’on surnomme les ultra-riches. Ces milliardaires en dollars seraient environ 1 200 dans le monde, selon le dernier classement publié en mars 2011 par le bimensuel américain Forbes. Les Américains s’y taillent la part du lion avec 412 individus, devant les Chinois (112) et les Russes (101). L’homme le plus riche de la planète demeure néanmoins le Mexicain Carlos Slim dont la fortune est estimée à 74 milliards de dollars, le Français Bernard Arnauld (LVMH) occupant la 4e place avec ses 41 milliards.» [ Source ]
Ce qui peut amener à penser que l'utopie libérale est encore valable pour les riches. On mesure par là le taux de réactivité du système dans sa gestion de la crise en activant la socialisation des pertes. C'est en partie pour cela que la crise de 1929 ne ressemble pas tout à fait à celle de 2008. Pour en revenir à Polanyi, je vous invite à lire le texte de Jassans-Riottier qui suit :
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Avez-vous lu Polanyi ? – Postface, par Jérôme Maucourant
Billet invité. Le hasard fait parfois bien les choses. Alors que j’achevais la lecture du livre « Avez-vous lu Polanyi ? » par Jérôme Maucourant et m’apprêtais à en faire un billet, Timiota, un intervenant régulier du blog, nous faisait suivre une proposition de publication de la postface du livre, agréée par l’auteur lui-même. La postface publiée ici a été très légèrement révisée. L’intégralité du texte est disponible dans la collection Champs essais chez FlammarionAprès Wall Street et Fukushima : amélioration ou habitation du monde ?
« Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature inextricablement entrelacé dans les institutions de l’homme. Le plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en faire un marché [ …] cela a été une conception vitale de la conception utopique d’une économie de marché ».
Karl Polanyi[1]
Les deux guerres mondiales et les génocides qui ont affecté le XXème siècle auraient dû enseigner aux civilisations la réalité de leur précarité essentielle. Il n’en est rien. C’est dans le pays frappé par l’atome militaire, le Japon, que la soif de profit a permis que l’on construisît des centrales nucléaires sur des failles sismiques. Si les civilisations ont peut-être su qu’elles pouvaient être mortelles, nous savons maintenant qu’elles n’ont pas vraiment voulu le savoir. Le drame japonais ouvre ainsi le monde d’après : il n’est plus possible d’occulter la propension du capitalisme à nier la vie. Peut-être que 2011 sera l’équivalent de ce que fut 1986, pour le système soviétique de domination : Tchernobyl a signé le début de sa fin.
Ce monde d’après, ce monde de la révélation de notre devenir catastrophique, était pourtant annoncé, entre autres, par la première grande crise du XXIème siècle : 2008 a signé la démesure de l’esprit capitaliste qui, dans sa forme financière et mondialisée, n’a trouvé de limite que dans l’effondrement. Sans l’intervention massive des Etats, dont les néolibéraux ne cessaient de regretter l’excessive importance, les conséquences humaines et économiques auraient été bien pires qu’en 1929, comme beaucoup s’accordent à le reconnaître. Et, maintenant, l’accroissement des dettes publiques exprime, pour une bonne part, ce qu’il faut payer comme prix des errances de la finance et de la cupidité des intérêts dominants.
Néanmoins, il ne manquait pas de consciences critiques pour mettre en garde contre les conséquences désastreuses de la renaissance, il y a trois décennies, d’un projet libéral à hauteur du monde. Les réflexions, qui commençaient à intégrer la problématique de Polanyi, participaient à cette vigilance. À ce moment, l’URSS quittait la scène et la Chine acceptait de s’intégrer dans ce qu’on dénommera « globalisation ». Polanyi, en effet, qui fut un critique de la première société de marché, celle qui meurt entre 1918 et 1933, offre une perspective[2] toujours féconde pour comprendre la signification de la deuxième, qui naît au début des années 1980.
Telle était notre conviction quand nous avons rédigé cet ouvrage en 2001. Nous commettions, toutefois, l’erreur de sous-estimer la vitesse avec laquelle ce nouveau système-monde était capable de produire de la catastrophe. Ainsi, nous discuterons d’abord de la crise actuelle selon un point de vue inspiré par Polanyi ; nous évoquerons, ensuite, une approche institutionnelle concurrente et nous exposerons, enfin, le nécessaire retour à l’historicité dans le monde d’après.
La seconde crise de la société de marché
Ce livre avait fortement mis en avant le caractère utopique de la « société de marché ». Pas d’économie de marché cohérente sans « société de marché », c’est-à-dire sans des institutions et une idéologie particulières. La société de marché contient donc un idéal performatif[3] : les mots participent de la construction des choses. C’est là, sans doute, une spécificité de Polanyi par rapport à Marx, voire une différence. Mais, il n’y a rien, ici, des fausses oppositions construites à l’époque de la crise du marxisme[4], durant les années 1980, à un moment où Polanyi était utilisé par d’anciens marxistes mélancoliques en quête d’une critique radicalement alternative. L’idée, typiquement polanyienne, du capitalisme comme utopie a une conséquence de taille : nombre de traits du système économique relèvent de la contingence, c’est-à-dire du politique, et non pas d’une pure nécessité, qu’il faudrait chercher dans l’état des techniques ou des exigences économiques. Il ne s’agit pas de nier les déterminations, qui pèsent sur les formes sociales, mais de rejeter le déterminisme techno-économique faisant du capitalisme libéral et mondialisé une nécessité. La politique et la culture ont donc leur place dans l’invention d’autres sociétés.
Les néolibéraux sont, d’ailleurs, si persuadés que nous aurions trouvé la clef du meilleur des mondes, dans ces années 1990, qu’ils prétendent que les maux économiques de notre temps seraient le fruit d’un manquement à la pleine logique capitaliste : ils dénoncent l’obsession du plein emploi qui aurait politisé le capitalisme[5]. Nos néolibéraux raisonnent comme si les politiques d’argent bon marché et la prolifération de la dette ne s’inscrivaient pas dans une nécessité qui s’impose à l’élite : conserver un taux de croissance suffisant, qui est la condition de possibilité de cette mondialisation inégalitaire dont se nourrit sa domination. C’est ce point essentiel que nous voulons démontrer, qui implique que, si les Etats-Unis avaient tranché en faveur d’une protection sociale digne de leur puissance, et renoncer aux facilités de la finance et du « libre-échange », cette folie du crédit n’aurait pas été nécessaire.
Une des raisons actuelles qui a contraint à l’inflation de la dette, via des inégalités croissantes, est le libre-échange : celui-ci, notamment aux Etats-Unis, est porteur de déflation salariale, ce qui va à l’encontre de l’opinio communis des vingt dernières années. Les fameux excédents chinois, contrepartie comptable d’une partie du déficit commercial américain, ne font qu’exprimer un mode d’accumulation désindustrialisant et financiarisé. La croissance américaine d’avant crise doit donc beaucoup aux « progrès » des techniques de la finance, occultant à court terme les conséquences d’un endettement excessif, et à la mondialisation, qui a permis de compenser, par la baisse des prix relatifs de certains biens importés, la tendance à la baisse de la demande, elle-même résultat inéluctable d’une redistribution des gains de productivité à une très mince couche sociale.
Les discours orthodoxes, souvent aussi hypocrites que rétrospectifs, fustigeant les mauvaises pratiques financières, masquent que celles-ci sont une composante décisive de cette mondialisation dont ils se font les chantres. Sans disséminer ses dettes dans le monde, sans rendre liquides ses créances, le capitalisme bancaire américain n’aurait pas pu développer son activité de prêt avec l’énergie qu’on sait. Sans ce marché financier si attractif parce qu’inventif, les Etats-Unis n’auraient pas bénéficié de toute l’épargne du monde, et jamais la croissance mondiale n’eût été suffisante, dans ce système-monde polarisé autour de l’étalon-dollar. Comment peut-on dénoncer sérieusement l’« aveuglement » supposé de gouverneurs de banque centrale, alors que ceux-ci ne faisaient que rendre possible la dynamique capitaliste : à un moment critique, celle-ci nécessitait de la monnaie bon marché et des garanties étatiques au crédit hypothécaire qui facilitaient l’endettement. Ces gouverneurs n’ont pas de mandat pour expérimenter une stagnation économique, voire une dépression, assurés qu’ils seraient du bon fonctionnement de la « main invisible » sur le « long terme », car, dans le temps de cette expérience, ce sont les fondements de la société de marché qui auraient été ébranlés, voire détruits.
Ce sont donc bien les contraintes globales du capitalisme réellement existant et non les « erreurs » d’un président du Federal Reserve System, jugé trop à l’écoute de la démocratie, qui ont configuré les paramètres de la politique monétaire. Déplorer la montée de la dette privée, comme le font les néolibéraux, en faisant comme si elle ne s’inscrivait pas dans les nécessités du système économique des années 1990-2000, revient à vouloir poursuivie la chimère de la société de marché sans que ne soit jamais payé le coût de sa perpétuation[6].
De ce point de vue, le schéma d’analyse que propose Polanyi pour comprendre la Grande Crise de 1929 est utile pour saisir certaines dimensions de l’effondrement de 2008 : la société de marché ne peut fonctionner sans des dettes, qui expriment sa condition sociale de possibilité[7], et il n’y a aucune « main invisible » permettant aux antagonismes sociaux de se dissoudre dans l’économie. Seuls des compromis institutionnalisés, qui construisent socialement diverses formes d’action collective et les mécanismes de marché, peuvent stabiliser les conflits de classes et d’autres intérêts sociaux, dans la perspective d’une vie viable. En réalité, les marchés ne fonctionnent pas dans un vide social et culturel, sans des institutions qui sont des legs de l’histoire et expriment des rapports de force. Toutefois, en 1929 comme en 2008, ces institutions ne vivent pas de l’air du temps. La finance de marché contemporaine a ainsi rendu possible une croissance, que l’inégalité de nos temps exige structurellement, mais selon des prises croissantes de risque ; à court terme, celles-ci ont engendré des profits privés considérables qui impliquaient, à moyen terme, toutefois, une crise grave et une importante socialisation des coûts.
L’école néoinstitutionnaliste a-t-elle relevé le défi de Polanyi ?
Ce constat sévère mais réaliste, que nous suggérons pour le capitalisme en début du XXIème siècle, n’est hélas pas possible dans le cadre de l’économie orthodoxe[8], dont la cécité vis-à-vis des mécanismes de la crise est remarquable[9]. L’analyse d’un courant important de la pensée dominante, le « néo-institutionnalisme », qui aime à croire qu’il peut intégrer et dépasser les analyses de Polanyi, est, en réalité, elle aussi, d’une cécité étonnante vis-à-vis du monde réel : la raison provient, essentiellement, de ses tendances à l’apologie implicite du capitalisme américain.
Dans cet ouvrage, nous avions évoqué, trop brièvement, certaines objections « néoinstitutionnalistes » adressées à Polanyi, dont celles de D. North, qui avait voulu, dès 1977, relever le « défi » que constituaient les catégories substantivistes. Dans des articles parus dans la Revue du MAUSS, nous avions fait part du problème grave que constituait le fonctionnalisme et la perspective téléologique propres à D. North. Or, l’on opposait souvent, à ce type de critiques, que le néoinstitutionnalisme avait évolué durant ces années 1990 et que le livre de North, paru en 2005, pouvait être considéré comme la preuve d’un « nouveau néoinstitutionnalisme ». Dans le meilleur des cas, ces « évolutions » qui prétendent nous éloigner encore de la théorie néoclassique tombent, finalement, dans d’autres impasses, comme un culturalisme attardé ou la redécouverte stérile de vieux problèmes. Bref, le défi de Polanyi n’est pas près d’être relevé par l’économie orthodoxe, même en ses marches[10].
Il nous semble ainsi que North qui voulait explicitement relever le défi de Polanyi ne l’a pas relevé : des catégories comme les « coûts de transaction » ou les « échafaudages » n’ont pas de force explicative sérieuse, que l’on considère les problèmes économiques actuels du « monde musulman », les difficultés de la transition postsoviétique ou la question de l’origine du capitalisme.
Combattre l’empire des marchandises fictives
La catastrophe nucléaire japonaise de cette année 2011 accroîtra les contraintes pesant sur ce qui a constitué, longtemps, un facteur crucial de légitimation du capitalisme : la croissance. Il se peut que l’idéologie économique perde de sa capacité à organiser le réel. Dès 2008, dans le sillage de travaux nombreux, F. Neyrat nous avertissait de ce que la notion de « risque », cœur de l’économie contemporaine, était impuissante à appréhender les déterminations catastrophiques de notre monde, où l’interdépendance croissante entre économie et écosystème vide de sens la notion de « risque naturel ». Au minimum, admettons que le risque, qui compte pour l’économie et la société, est absolument non probabilisable : ceci est le cauchemar de la science économique encore dominante. C’est la fin de la logique assurantielle, pivot de l’orthodoxie en économie et de nombres d’institutions économiques, laquelle peut être masquée par une socialisation croissante des coûts privés.
Deux évolutions sont possibles. Nous pouvons persévérer dans la logique létale de la société de marché ou de ses fausses alternatives, que sont les « capitalismes politiques » à la chinoise ou à l’iranienne. Nous devons d’ailleurs être conscients que la célébration de l’identité, via une habile mobilisation des mécanismes de réciprocité, peut être un avantage pour assurer la perpétuation de la société de marché. Si la revendication de certains modes de vie constitue parfois un obstacle dressé contre certaines extensions du Capital, il n’en reste pas moins que, faute d’une alternative politique globale, la politique de l’enracinement, la création de communautés, peut se substituer aux interventions de l’Etat pour ce qui est de la stabilité sociale. Le néolibéralisme trouve ainsi un allié aussi inattendu que solide dans ces « formes d’appartenance à des communautés organiques définies à partir de la parenté, de l’ethnicité et de la religion »[11]. L’idéologie du capitalisme mondial est une foire aux identités aux vertus bien conservatrices, ce que ne comprennent pas certains contestataires médiatiques de la société de marché.
Mais, bien loin du projet néolibéral et de ses alliés identitaires ou religieux, voire de ses opposants qui ne font que revisiter les formes du vieux fascisme européen, nous pourrions nous saisir de la réalité des catastrophes pour redonner, comme l’a soutenu justement L. Loty, aux fictions utopiques leurs capacités à susciter une imagination alter-réaliste, contre l’optimisme libéral qui nous fait accroire que le monde actuel est le meilleur des mondes. D’une certaine façon, il serait ainsi possible de quitter nos temps postmodernes pour aller vers une altermodernité. F. Jameson a justement caractérisé notre époque finissante « comme celle du déclin de notre historicité, de notre capacité vécue à faire activement l’apprentissage de l’histoire »[12]. Le domaine esthétique est sans doute celui qui avait le plus exprimé ce moment historique, « dépression mélancolique » selon N. Bourriaud, liée au travail de deuil de l’idéologie des progrès techniques, politiques et culturels[13].
Cet auteur soutient également qu’une altermodernité travaillerait déjà le champ esthétique où, après la si postmoderne assignation aux origines, expression de l’idéologie de la fin des idéologies, viendrait le temps d’un « espace déhiérarchisé, celui d’une culture mondialisée et préoccupée par de nouvelles synthèses »[14]. Ne pas renoncer à l’approfondissement d’une culture commune à l’échelle du globe, ce qui est un acquis positif des tendances récentes de la civilisation, tout en refusant les logiques d’assignation, les injonctions à l’authenticité, pourrait être un constituant d’une vie bonne pour ce XXIième siècle. Seule cette conception de la vie, qui pose la question de savoir ce que nous avons envie d’être, pourrait nous permettre de ne pas fuir dans l’avoir, qu’offre l’idéologie économique mortifère. Or, la crise du capitalisme mondialisé et le choc écologique sont justement des faits majeurs susceptibles de réveiller la politique, c’est-à-dire ipso facto de nous rétablir dans l’historicité, de traduire l’exigence de la vie bonne pour aujourd’hui. On l’aura compris : ce rétablissement ne pourra pas être un retour à l’identique, l’altermodernité n’est pas une néomodernité.
Polanyi, en son temps, avait déjà mis en question la modernité libérale, d’où était issue l’« impasse fasciste »[15]. Plus tard, il a opposé la nécessité de l’habitation raisonnée du monde à l’amélioration pourvoyeuse de profit[16], intitulant un chapitre de la Grande Transformation, « Le marché et la nature », qui se finissait ainsi : « On ne peut séparer nettement les dangers qui menacent l’homme de ceux qui menacent la nature »[17]. La crise de la modernité ne mettait donc pas en cause un seul projet humain (la démocratie sociale contre la société de marché) mais, peut-être, le monde lui-même au-delà de l’homme ? La question ici n’était plus de vivre mais de survivre, suite au productivisme impliqué par le Grand Marché. Près de cinquante ans après la mort de Polanyi, ne serait-il pas temps de prendre au sérieux ces questions, même si, en Occident, nous avons cru, un peu vite, que notre vie postmoderne impliquait un mode de vie postindustriel[18] ?
Jassans-Riottier, le 21 avril 2011
[1] La Grande Transformation, op. cit., p. 238.
[2] Il nous semble que l’intérêt du travail de Polanyi soit à chercher d’abord à ce niveau général. Cf. G. Dale, Karl Polanyi – The Limits of the Market, Polity Press, 2010.
[3] Voir N. Brisset, « Une lecture performativiste de Karl Polanyi », XIIIème Colloque Charles Gide, 2010 et S. Plocinizcak, « Au-delà d’une certaine lecture standard de la Grande Transformation », La Revue du MAUSS, n° 29, 2007.
[4] La conception de l’échange comme « forme d’intégration » provient du chapitre premier du Capital : M. Cangiani, « Karl Polanyi : une voix du siècle passé ? », Revue du MAUSS, 2, n° 34, p. 2009, pp. 336-348.
[5] Souvenons-nous, d’ailleurs, que les libéraux des années 1930 avait déjà pointé, dans le laxisme monétaire, l’origine de la crise de 1929.
[6] Après avoir constaté que « la part des revenus du travail dans la richesse mondiale tend à se réduire », un ancien expert du patronat français écrit, avant la crise de 2008, à propos de la « corporation des économistes médiatisés », si silencieuse à l’égard des politiques monétaires expansionnistes et acharnée à défendre sans relâche la mondialisation : « La beauté idéologique du projet nécessite d’ensevelir la question théorique et pratique de la limite qu’il conviendrait de poser à la capacité d’emprunt croissante des ménages occidentaux, capacité sans laquelle le processus serait voué à s’arrêter ». Cf. J-L Gréau, La trahison des économistes, Gallimard, 2008. Voir aussi l’important travail de l’anthropologue P. Jorion qui annonce, dès 2004, le mécanisme de la crise (La revue du MAUSS publiant un extrait de ce livre en 2005).
[7] Voir le chapitre 4 du présent ouvrage et K. Polanyi, « Le mécanisme de la crise économique mondiale », pp. 337-351, dans M. Cangiani, J. Maucourant dir., Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2008.
[8] À l’inverse, l’économiste hétérodoxe doute du caractère autorégulateur du marché et de la capacité supposée des forces de celui-ci à promouvoir efficacement et spontanément les institutions nécessaires à la reproduction sociale. Celle-ci s’organise depuis 2009 : http://www.assoeconomiepolitique.org/
[9] Il ne s’agit pas d’affirmer que la fonction de l’économiste soit de prédire la crise : on pourra objecter que l’annonce journalière d’un effondrement a toujours quelque chance d’être confirmé par les faits …Mais, sauf à sombrer dans l’insignifiance, la « science économique », qui se veut la reine des sciences sociales, se doit de mettre en lumière ce à quoi nous expose le mode d’accumulation financière. Il ne s’agit pas, comme peut le soutenir une certaine épistémologie de la physique, d’exiger des expériences ou des conjectures cruciales permettant la réfutation d’une théorie, mais bien de demander, à une science empirique, qu’elle jette de la lumière sur les processus et les structures de son objet, de façon à penser les modes de reproductions et de ruptures. De ce point de vue, l’économie encore dominante est plus un discours normatif qu’une science empirique.
[10] Toutefois, dans le cadre de l’approche économique, il y a eu des progrès notables, comme en témoigne cette suggestion d’ajouter une forme d’intégration à la problématique polanyienne : M. Vahabi, « Ordres contradictoires et coordination destructive : le malaise iranien », Revue canadienne d’études du développement (30), n° 3-4, pp. 361-392, 2009.
[11] Nous nous inspirons ici de l’analyse de A. Bugra, « Karl Polanyi et la séparation institutionnelle entre politique et économie », Raisons politiques – études de pensée politique, 20, 2005, pp. 37-55.
[12] F. Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Ecole supérieure nationale des Beaux-Arts de Paris, 2007, p. 62.
[13] Nicolas Bourriaud, Radicant – pour une esthétique de la globalisation, Denoël, 2009.
[14] Ibid., p. 215. La référence botanique aux radicants « qui font pousser leur racine au fur et à mesure de leur avancée » (p. 58) est essentielle : le sujet contemporain est ici « tenaillé entre la nécessité d’un lien à son environnement et les forces du déracinement, entre la globalisation et la singularité ».
[15] K. Polanyi, « L’essence du fascisme », pp. 369-395, dans M. Cangiani, J. Maucourant dir., op. cit.
[16] « Habitation contre amélioration » est le sous-titre du chapitre 3 de La Grande Transformation.
[17] K. Polanyi, La Grande Transformation, op. cit., p. 253
[18] La mondialisation est accumulation du capital à l’échelle mondiale, avec une division du travail telle que se pose avec moins de vigueur la question de la production industrielle en Occident, la baisse de son coût relatif aidant à cette négligence. Mais, la nécessité de la démondialisation, en temps écologiquement difficiles, et d’une réindustrialisation non productiviste peut rebattre les termes de la question industrielle. Il faut noter qu’une démondialisation de l’économie ne signifie pas nécessairement la démondialisation culturelle portée, entre autres, par les flux d’information.
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