Comme si tout le monde était complice pour saborder ce qu'il reste de démocratie, sans doute pour donner l'illusion rétrospective qu'elle a bien existé
La rue des Orphelins par une fenêtre, aujourd'hui. |
Ce texte a déjà 20 ans et il est encore d'actualité, malheureusement.
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Opposer à Le Pen la vitupération morale, c'est lui laisser le privilège de l'insolence. La conjuration des imbéciles.
Les deux situations, aussi critiques et insolubles l'une que l'autre:
celle de la nullité de l'art contemporain, celle de l'impuissance
politique face à Le Pen. Elles s'échangent et se résolvent par
transfusion: l'impuissance à opposer quoi que ce soit de politique à Le
Pen se déplace sur le terrain de la culture et de la Sainte Alliance
culturelle. Quant à la mise en cause de l'art contemporain, elle ne peut
venir que d'une pensée réactionnaire et irrationnelle, voire fasciste"
Que peut-on opposer à cette conjuration respectueuse des imbéciles? Rien
malheureusement ne peut corriger ce mécanisme de perversion
intellectuelle, puisqu'il s'inspire de la mauvaise conscience et de
l'impuissance de nos élites «démocratiques» à résoudre aussi bien
l'impasse de l'art que l'impasse politique de la lutte contre le Front
national. La solution la plus simple est de confondre les deux problèmes
dans la même vitupération moralisante. La vraie question devient alors:
ne peut-on plus l'«ouvrir» de quelque façon, proférer quoi que ce soit
d'insolite, d'insolent, d'hétérodoxe ou de paradoxal sans être
automatiquement d'extrême droite (ce qui est, il faut bien le dire, un
hommage rendu à l'extrême droite)? Pourquoi tout ce qui est moral,
conforme et conformiste, et qui était traditionnellement à droite,
est-il passé à gauche? Révision déchirante: alors que la droite
incarnait les valeurs morales, et la gauche au contraire une certaine
exigence historique et politique contradictoire, aujourd'hui, celle-ci,
dépouillée de toute énergie politique, est devenue une pure juridiction
morale, incarnation des valeurs universelles, championne du règne de la
Vertu et tenancière des valeurs muséales du Bien et du Vrai, juridiction
qui peut demander des comptes à tout le monde sans avoir à en rendre à
personne. L'illusion politique de la gauche, congelée pendant vingt ans
dans l'opposition, s'est révélée, avec l'accession au pouvoir,
porteuse, non pas du sens de l'histoire, mais d'une morale de
l'histoire. D'une morale de la Vérité, du Droit et de la bonne
conscience degré zéro du politique et sans doute même point le plus
bas de la généalogie de la morale. Défaite historique de la gauche (et
de la pensée) que cette moralisation des valeurs. Même la réalité, le
principe de réalité, est un article de foi. Mettez donc en cause la
réalité d'une guerre: vous êtes aussitôt jugé comme traître à la loi
morale. La gauche tout aussi politiquement dévitalisée que la droite
où est donc passé le politique? Eh bien, du côté de l'extrême droite.
Comme le disait très bien Bruno Latour dans le Monde, le seul discours
politique en France, aujourd'hui, est celui de Le Pen. Tous les autres
sont des discours moraux et pédagogiques, discours d'instituteurs et de
donneurs de leçons, de gestionnaires et de programmateurs. Voué au mal
et à l'immoralité, Le Pen rafle toute la mise politique, le solde de
tout ce qui est laissé pour compte, ou franchement refoulé, par la
politique du Bien et des Lumières. Plus se durcit la coalition morale
contre lui signe d'impuissance politique plus il tire le profit
politique de l'immoralité, d'être le seul du côté du mal. Quand la
droite est passée du côté des valeurs morales et de l'ordre établi, la
gauche n'a pas hésité, jadis, à défier ces mêmes valeurs morales au nom
des valeurs politiques. Aujourd'hui, elle est victime du même
glissement, du même dessaisissement: investie de l'ordre moral, elle ne
peut que voir cristallisée ailleurs l'énergie politique refoulée, et se
cristalliser contre elle. Et elle ne peut qu'alimenter le Mal, en
incarnant le règne de la Vertu, qui est aussi celui de la plus grande
hypocrisie. Le Pen, il faudrait l'inventer. C'est lui qui nous délivre
de toute une part maléfique de nous-mêmes, de la quintessence de ce
qu'il y a en nous de pire. A ce titre, on doit lui jeter l'anathème
mais, s'il disparaissait, pitié de nous, livrés à tous nos virus
racistes, sexistes, nationalistes (notre lot à tous), ou tout simplement
à la négativité meurtrière de l'être social. En cela, il est le miroir
de la classe politique, qui exorcise en lui ses propres maux, comme nous
exorcisons en elle toute la corruption inhérente au fonctionnement
social. Même fonction corruptrice, même fonction cathartique. Vouloir
extirper cela, vouloir purifier la société et moraliser la vie publique,
vouloir liquider ce qui tient lieu du mal, témoigne d'une
méconnaissance totale des mécanismes du mal, et donc de la forme même du
politique. Les antilepéniens, jouant de la dénonciation unilatérale et
ignorant tout de cette réversibilité du mal, en ont laissé le monopole à
Le Pen, qui jouit ainsi, par son exclusion même, d'une position
imprenable. La classe politique, en le stigmatisant au nom de la Vertu,
lui assure la position la plus confortable, où il n'a plus rien d'autre à
faire que rafler toute la charge symbolique d'ambivalence, de
dénégation du mal et d'hypocrisie que produisent spontanément à son
profit et comme à sa solde, ses adversaires se réclamant du bon droit et
de la bonne cause. Son énergie lui vient de ses ennemis mêmes, qui
s'empressent de détourner ses propres erreurs à son profit. Ils n'ont
pas compris que le bien ne résulte jamais d'une éviction du mal, qui
prend toujours alors une revanche éclatante, mais d'un traitement subtil
du mal par le mal. Tout cela pour dire que si Le Pen est l'incarnation
de la bêtise et de la nullité certes mais de celle des autres, de
ceux qui en le dénonçant dénoncent leur propre impuissance et leur
propre bêtise, en même temps que l'absurdité qu'il y a à le combattre
frontalement, sans rien avoir compris à ce jeu de chaises diabolique
alimentant ainsi leur propre fantôme, leur propre double négatif dans un
manque terrifiant de lucidité. Qu'est-ce qui commande à cet effet
pervers, tel que la gauche est bloquée dans la dénonciation, alors que
Le Pen garde le monopole de l'énonciation; l'un tirant tous les
bénéfices du crime, et l'autre tous les effets négatifs de la
récrimination; lui s'éclatant dans le mal et la gauche s'enferrant dans
le victimal? Une vérité toute simple: en séquestrant Le Pen dans un
ghetto, c'est la gauche démocratique qui s'enferme, qui se désigne comme
puissance discriminatrice et s'exile dans son obsession. Elle rend
automatiquement à l'autre le privilège du déni de justice. Et Le Pen ne
se fait pas faute d'arguer de cette légalité républicaine à son profit,
mais c'est surtout dans le prestige illégal, imaginaire, mais très
profond, du persécuté, qu'il s'installe, si bien qu'il peut jouir à la
fois des bénéfices de la légalité et de l'illégalité. De cet ostracisme
il tire une liberté de langage, une insolence de jugement que la gauche
s'interdit à elle-même. Un exemple de cette pensée magique qui tient
lieu aujourd'hui de pensée politique. On reproche à Le Pen le rejet et
l'exclusion des immigrés. Mais ceci est une goutte d'eau dans le
processus d'exclusion sociale qui est en cours à tous niveaux (1). Et de
celui-là, de ce processus complexe et inextricable de responsabilité
collective, nous sommes tous complices et victimes. Il est donc
typiquement magique de conjurer ce virus qui diffracte partout en
fonction même de notre «progrès» social et technique, d'exorciser cette
malédiction de l'exclusion et notre impuissance face à elle dans un
homme, une institution ou un groupe exécrables, quels qu'ils soient, un
chancre qu'il suffirait d'opérer par ablation, alors que les métastases
sont déjà partout. Le Front national ne fait que suivre les voies
frayées par les métastases, avec d'autant plus de virulence qu'on croit
en avoir éliminé l'abcès et que les germes diffusent alors dans tout
l'organisme. Sans compter que cette projection magique envers le FN en
use exactement de la même façon que lui envers les immigrés. Il faut se
méfier de cette ruse de la contamination qui fait que, par simple
transparence du mal, le positif se change en un virus négatif, et
l'exigence de liberté en «despotisme démocratique». Toujours cette
réversibilité, cet enroulement subtil du mal, dont l'intelligence
rationnelle ne se méfie pas (alors que toute la pathologie moderne nous
en apprend tant au niveau du corps physique, nous n'en tenons pas compte
quant au corps social). Il faut, pour rester en politique, se garder de
l'idéologie et voir les choses en termes de physique sociale. Notre
société démocratique, c'est la stase; Le Pen, c'est la métastase. La
société globale périt d'inertie et d'immunodéficience. Le Pen est la
transcription visible de cet état viral, sa projection spectaculaire.
C'est comme dans les rêves: il est la figuration burlesque,
hallucinatoire, de cet état latent, de cette inertie silencieuse faite
d'intégration forcée et d'exclusion systématique à doses égales.
L'espoir, dans cette société, de réduire les inégalités sociales s'étant
(presque) définitivement éloigné, il ne faut pas s'étonner de voir le
ressentiment se déporter sur l'inégalité des races. C'est la faillite du
social qui fait le succès du racial (et de toutes les autres formes de
stratégies fatales). En ce sens, Le Pen est le seul analyseur sauvage de
cette société. Qu'il soit à l'extrême droite n'est que la triste
conséquence qu'il n'y en a plus depuis longtemps à gauche ni à l'extrême
gauche. Certainement pas les juges, ni les intellectuels seuls les
immigrés, à l'extrémité inverse, seraient aussi en position
d'analyseurs, mais une certaine bonne pensée les a largement récupérés.
Il est le seul qui opère une réduction radicale de la distinction
droite/gauche réduction par défaut, certes, mais la critique sans
appel qui en a été faite dès les années 60, et en 68, a malheureusement
disparu de la vie politique. Il récupère ainsi une situation de fait que
la classe politique se refuse à affronter (elle fait même tout pour
l'effacer par les élections), mais dont il faudra bien un jour tirer les
conséquences extrêmes. Si un jour l'imagination politique, l'exigence
et la volonté politiques ont une chance de rebondir, ce ne peut être que
sur la base de l'abolition radicale de cette distinction fossile qui
s'est annulé et désavouée elle-même au fil des décennies, et qui ne
tient plus que par la complicité dans la corruption. Distinction
évanouie dans les faits, mais que par un révisionnisme incurable,
on s'acharne à ressusciter, faisant ainsi de Le Pen le générateur de la
seule nouvelle scène politique. Comme si tout le monde était complice
pour saborder ce qu'il reste de démocratie, sans doute pour donner
l'illusion rétrospective qu'elle a bien existé. Y a-t-il une
possibilité de tirer les conséquences de cette situation extrême (mais
originale) autrement qu'à travers le médium hallucinatoire de Le Pen,
c'est-à-dire autrement que par une conjuration magique où s'épuisent
toutes les énergies? Comment ne pas succomber à cette excroissance
virale de nos propres démons, sinon en reprenant en compte, au-delà de
l'ordre moral et du révisionnisme démocratique, cette analyse sauvage
dont Le Pen et le FN nous ont en quelque sorte dépossédés? .
Jean Baudrillard est sociologue et écrivain. Dernier livre: «le Paroxyste indifférent», Grasset.
(1) L'exclusion elle-même, en même temps que la fracture sociale, s'est trouvée exclue par le décret de dissolution de l'Assemblée.
Jean Baudrillard est sociologue et écrivain. Dernier livre: «le Paroxyste indifférent», Grasset.
(1) L'exclusion elle-même, en même temps que la fracture sociale, s'est trouvée exclue par le décret de dissolution de l'Assemblée.
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