J'irai cracher sur la tombe de mes illusions perdues




Rue du Jura . [ Strasbourg ]


Monsieur Taguieff n'a pas été invité au repas donné en l'honneur de notre écrivain national! Est-ce pour cela qu'il se met quasiment à cracher sur les reliques situationnistes, je ne sais pas. En attendant voici son article. Après sa lecture, je me permet de faire un peu de publicité, mais rassurez-vous c'est pour donner un éclairage un peu différent sur les reliefs du repas.


Guy Debord se donne en spectacle
Pierre-André Taguieff
11/06/2009


Les archives du fondateur de l'Internationale situationniste viennent d'être classées «trésor national». Paradoxe : le rebelle avait tout fait pour devenir une icône intellectuelle.


«Il reste d'un homme ce que donnent à songer son nom et les œuvres qui font de ce nom un signe d'admiration, de haine ou d'indifférence. (1) » Cette pensée de Valéry éclaire le phénomène obscur auquel nous appliquons, avec maladresse et d'une façon toute mécanique, des mots vagues tels que « génie », « créateur », « grand poète » ou «grand artiste», etc. Mais qu'en est-il d'un nom qui demeure sans que suivent les œuvres?

Ce qui reste de Guy Debord (1931-1994), l'homme sans œuvre, est un nom. Rien qu'un patronyme. Celui d'un individu décidé qui, à peine sorti de l'adolescence, s'accorda souverainement, avec égocentrisme et candeur, le titre de créateur (en évitant le terme), tout en prétendant incarner « l'écart absolu » par rapport au statu quo. Un idéal aisément résumable : subversion, révolution. Le programme révolutionnaire-utopique était déjà fané lorsqu'il le reprit à son compte : celui d'un « dépassement de l'art » dans une vie quotidienne portée en permanence à l'incandescence par la « création de situations nouvelles ».

Il n'est guère difficile de reconnaître dans les choix du personnage la préférence romantique pour les marginaux et les exclus, les méconnus et les persécutés, les révoltés et les rebelles, auxquels il jouait à s'identifier tour à tour. Cette préférence était largement répandue dans les milieux de l'avant-garde artistique parisienne. Elle avait été réinvestie dans le gauchisme de l'après-guerre, hérésie tardive d'un christianisme anarchisant se méconnaissant comme telle. Elle est devenue posture esthétique rituelle en s'inscrivant dans la mythologie de l'avant-gardisme artistique, où elle s'est grimée de marxisme antiorthodoxe.

Debord sculptait sa statue dès la fin des années 1950, alors même qu'il n'avait rien fait, hormis quelques provocations d'adolescentcontinué. De sa conviction d'être promis à un grand destin témoigne la création en 1957 de la fantomatique Internationale situationniste, microscopique groupement d'une dizaine d'individus en moyenne, épouvantail à bourgeois particulièrement poltrons. Sa méchanceté dans la polémique effrayait les braves universitaires qu'il croisait, « révolutionnaires » bien sûr, mais respectueux des codes de la bienséance. Il faisait figure de voyou dans les couloirs des universités parisiennes ou certains « lieux culturels ». C'est ainsi qu'il a pu acquérir cette « mauvaise réputation » qui le réjouissait. Car mieux valait être connu par le mauvais côté que rester inconnu parmi les inconnus.

Ses prétentions et ses poses s'inspiraient des stéréotypes liés au statut envié du « poète maudit ». Folie des grandeurs esthétisée, frappant un candidat à la poésie comme forme de subversion - une vie à la manière de, disons « les poings dans (ses) poches crevées », soit le rimbaldisme du réfractaire ordinaire, mais avec un zeste de Ravachol (aux bombes de papier), une tentation « blouson noir » inassumable par un intellectuel à lunettes.

En 1978, Debord se reconnaissait avec délectation une distinction : « J'ai mérité la haine universelle de la société de mon temps, et j'aurais été fâché d'avoir d'autres mérites aux yeux d'une telle société. » Il rêvait de jouer le rôle de l'ennemi public numéro un. Celui de l'exécré d'exception.

La vie de Debord en néo-bohème voué à la « haine universelle » présente un cas rare de mégalomanie qui, après avoir fait beaucoup rire, a fini par payer : l'artiste sans œuvre a été pris au sérieux, très au sérieux, avec tout l'esprit de sérieux dont font preuve les admirateurs professionnels des « avant-gardes » esthétiques au XXe siècle. La « haine » distinctive a fait place aux exercices d'admiration des plus convenus. Après sa « gallimardisation », le public culturel a fini par reconnaître comme un maître ce marginal affiché aux allures farouches. La normalisation culturelle lui offrait le destin d'une pièce du « trésor national ». Une fois reconnu, célébré, panthéonisé, quel choix restait-il à l'ex-jeune arrogant et prétentieux sinon celui de sombrer dans l'alcoolisme et la dégradation physique (due à une polynévrite alcoolique), puis de conclure en beauté par un suicide, d'une balle dans le cœur ? Debord avait fini par ressembler physiquement à Coluche. La mort volontaire aura été l'ultime acte poétique du poète désœuvré. L'annonce de l'impossible œuvre à venir. La transfiguration d'un échec absolu. Un acte pieux en fin de compte. D'une piété envers soi-même. Et pour la postérité.

Avant son suicide, le « maître » s'était employé à classer ses archives. Chez lui, le narcissisme extrême du rebelle n'excluait nullement le souci obsessionnel d'objets symboliques sacralisés par son simple contact. Il lui fallait sélectionner les reliques destinées à la vénération de sa mémoire.

Parmi ces objets soigneusement conservés par un Debord se faisant conservateur de son musée-mausolée à venir : sa machine à écrire, ses lunettes, son appareil photo, une petite table en bois sur laquelle il avait apposé une note manuscrite disant « Guy Debord a écrit sur cette table La Société du spectacle en 1966 et 1967 à Paris au 169 de la rue Saint-Jacques. » Cette table pliante où le « philosophe situationniste » (comme dit Libération (2)) a écrit La Société du spectacle sera donc exposée et admirée par les touristes « culturels » du XXIe siècle. Avec ses autres reliques. Et les enseignants-chercheurs travailleront avec acharnement sur les « milliers de fiches de lecture » laissées par le regretté suicidé de la société du spectacle. La « culture » est décidément sans rivages.

Debord a su créer sa propre légende à partir de rien. Il a su aussi l'imposer à ses contemporains éblouis. Le classement de ses archives personnelles comme « trésor national » par un arrêté du 29 janvier 2009 doit s'interpréter, selon Bruno Racine, président de la BNF, comme « une reconnaissance par l'État de ce que représente Debord dans la vie intellectuelle et artistique du siècle écoulé ». Admirable esprit de sérieux de la bureaucratie administrative. Benoît Forgeot, le libraire parisien qui a contribué à l'inventaire des archives du « maître », a salué l'initiative : « L'État accueille désormais l'enfant terrible et lui fait une place dans le saint des saints. (3) » Debord, l'ennemi déclaré de tout État, reconnu, voire couronné par l'État français pour sa contribution à la grandeur de la France ? Comment imaginer spectacle plus comique ?

La mise en spectacle de soi, du début à la fin, aura été la vérité d'une longue carrière consacrée à la critique de la société du spectacle. Ironie banale de l'histoire : comment un « enfant terrible » a réussi à devenir un « monstre sacré », au moins aux yeux des officiels de la « culture ». L'escroquerie du genre espiègle, celle du fondateur d'une « Internationale » en chambre, aura donc parfaitement réussi. Ne faut-il pas cependant laisser le dernier mot à Sganarelle, s'adressant avec sagesse à Ariste : « La jeunesse est sotte, et parfois la vieillesse. (4) »

(1) Paul Valéry, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » (1894), in P. Valéry, « Variété », Paris, Gallimard, 1924, p. 223.
(2) Frédérique Roussel, « Debord, un trésor », « Libération », 16 février 2009.
(3) Benoît Forgeot, « L'État accueille l'enfant terrible » (propos recueillis par Frédérique Roussel), « Libération », 16 février 2009.
(4) Molière, « L'École des maris » (1661), acte I, scène 2.


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Commentaires

Quadruppani a dit…
Le militant réactionnaire qu'est devenu Taguieff a un peu raison quand il signale les faiblesses privées du personnage mais que vaut ce peu de raison face à l'immense tort de faire miner d'ignorer l'apport de Debord à la théorie révolutionnaire de notre temps? Il est vrai que pour Taguieff, l'idée qu'on puisse vouloir transformer le monde, ne pas se satisfaire de ce qu'il est et de son destin toujours plus invivable, ressort de l'"hallucination révolutionnaire".
Munster chaud a dit…
J'aime beaucoup le titre que vous avez donné à votre billet. Se pourrait-il qu'il fasse double emploi ? N'auriez vous pas vous même, comme d'autres fines plumes non-conformes, été un temps fort impressionné par les premiers travaux de ce Taguieff, pour ensuite vous retrouver moins emballé voire désarçonné ?

Soyons clair, je ne dis pas que cela explique la présence de ce texte sur votre site, je trouve même que sa publication est fort instructive, particulièrement sur la manière assez commode qu'a son auteur de trancher la question. Je conçois par ailleurs tout à fait que de votre point de vue, il s'agisse avant toute de "dégommer la concurrence". Mais vous m'accorderez que l'exercice était pour le moins aisé. Peut être pourriez vous poursuivre sur votre lancée avec un auteur maîtrisant un peu mieux le sujet ?
Quadruppani a dit…
Les premiers travaux de Taguieff, sa critique de l'antiracisme consensuel notamment, étaient tout à fait intéressants. Puis il est passé du côté de ce qu'Ivan Segré appelle la "Réaction philosémite" (voir le livre sous ce titre aux éditions Lignes).
Le reste de votre commentaire m'est un peu obscur: quel titre de quel billet qui ferait double emploi avec quoi?
Je ne me sens évidemment pas "en concurrence" ni avec Taguieff ni avec aucun des notables de la pensée qui, de diverses manières, défendent l'ordre existant. Je les critique avec mes maigres moyens quand j'en ai le temps mais nous ne sommes vraiment pas dans le même monde.
Munster chaud a dit…
Le titre du billet était : "J'irai cracher sur la tombe de mes illusions perdues". Si cela vous était obscur, c'est tout simplement parce que vous n'étiez pas concerné.

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