La plaisanterie du jour : sauver le capitalisme en changeant de thermomètre.
Jardin des Deux Rives . [ Kehl ]
Tout le monde le sait, il ne s'agit pas de mesurer le capital, il s'agit de le dépasser. Nous voyons ici mis en œuvre une triste réforme de l'entendement pour le maintien de l'exploitation durable. Finalement, tout cela n'est que de la propagande, comme le montre les dernières lignes de l'entretien qui suit.
Jean-Paul Fitoussi : "Il est essentiel de mesurer le capital dans toutes ses dimensions"
LEMONDE.FR | 14.09.09 | 10h34 Réagissez (3)
Professeur des universités à l'Institut d'études politiques de Paris, Jean-Paul Fitoussi a coordonné les travaux de la commission Stiglitz. Editorialiste associé au "Monde", il prône une mise en place internationale des conclusions du rapport, au minimum au niveau de l'Union européenne.
Entre le moment où la commission a engagé ses travaux, en février 2008, et la remise de ses conclusions, le 14septembre 2009, la crise est intervenue. Cela a-t-il modifié votre mission ?
La crise a accru la légitimité de ce rapport. La surévaluation du patrimoine des agents économiques est l'une des causes de la crise. Elle s'est traduite par une hausse très importante du surendettement.
Si un ménage propriétaire de sa maison pense qu'elle vaut 1000 (parce que le marché le lui dit), il peut s'endetter de 2000. Mais s'il avait su que sa maison ne valait que 100, il se serait endetté dix fois moins. Or, avant la crise, le marché évaluait bien sa maison à 1000 !
Nous avons assisté à la défaillance des marchés sur leur mission principale : déterminer le prix des actifs.
A la crise s'ajoute l'urgence écologique…
La question écologique se pose dans les mêmes termes que la question économique. Il s'agit de mesurer la richesse environnementale et de se demander si nous transmettons aux générations futures une richesse moindre que celle dont nous avons hérité.
Mais il est essentiel de mesurer le capital dans toutes ses dimensions : le capital naturel, le capital humain, éducatif, etc.
Nous préférons donc à la mesure du produit intérieur brut (PIB), celle du produit national net (PNN), qui permet de prendre en compte la dépréciation de toutes les catégories de capital qui ont contribué à la production des richesses. Dans ces conditions, il est clair que les dommages environnementaux réduisent le PNN.
Serait-il opportun de les taxer ?
Evidemment ! L'idée de taxer le "bad" et non le "good" fait l'unanimité chez les économistes. Actuellement, beaucoup de voix s'élèvent pour expliquer que la croissance du PIB est une mauvaise chose, puisqu'elle se fait au détriment de l'environnement.
Si on choisit comme étalon de mesure le PNN, la contradiction n'est plus de mise puisque la limitation de la dégradation de l'environnement sera un facteur de croissance du produit national net.
Ce principe ne va-t-il pas heurter les entreprises ?
Celles qui polluent le plus vont opposer des résistances, mais elles peuvent utiliser des technologies plus propres. Cela dit, le monde de l'entreprise n'est pas uniforme. Les services devraient nous suivre. Or nous sommes dans une société de services.
Quoi qu'il en soit, la communauté internationale ne peut pas rester sans réaction face à des pays – souvent dictatoriaux – qui maintiennent très bas les salaires et pratiquent une surexploitation des ressources naturelles, ce qui leur confère une compétitivité imbattable. Ce genre de comportements légitime des taxations aux frontières.
Si la France engage seule sa révolution statistique, c'est perdu d'avance…
Changer le thermomètre n'a de sens que si la décision est prise, si ce n'est à l'échelle de la planète, au moins à celle de l'Europe. La démarche lancée par Nicolas Sarkozy met en place une réflexion internationale. Tous les pays où nous nous sommes rendus ont regretté de ne pas avoir pris la même initiative.
Je pense d'ailleurs que celui qui va se lancer dans cette réforme le premier en sortira vainqueur. En adoptant certaines recommandations du rapport, il devrait améliorer l'orientation de ses processus de production vers le "good". Et gagner en compétitivité.
Vous proposez une meilleure prise en compte statistique du bien-être. Comment y parvenir ?
Il reste essentiel de mesurer les déterminants objectifs de la situation des individus, mais les ressentis subjectifs sont aussi importants à prendre en compte.
Par exemple, alors que leur rémunération est moins importante, les jeunes et les retraités dans nos sociétés s'estiment plus heureux que les actifs ! Les enquêtes subjectives doivent être donc prises au sérieux, car elles peuvent, quand on sait les interpréter, éclairer les décisions politiques.
La réalisation de sondages peut être très utile, car beaucoup d'éléments subjectifs ne sont pas "mesurés" : quelle serait la baisse de la qualité de vie ressentie par les Français, par exemple, si le gouvernement décidait de passer d'un système de retraite par répartition à un système par capitalisation, rendant plus aléatoire le niveau des pensions ?
De même, on sait que le chômage a un coût beaucoup plus élevé que la seule perte des revenus financiers. Il faut tenter d'apprécier ce coût "caché". La question se pose aussi pour l'éducation : on mesure quantitativement les dépenses d'éducation, mais on ne sait pas dans quelles proportions le niveau de connaissance des élèves progresse ou se dégrade.
Tous ces éléments sont importants à saisir. Sinon, l'écart entre mesure et perceptions des réalités continuera de se dégrader. Il y a une distance croissante entre ce que disent les statistiques de la vie des gens et la façon dont ceux-ci la perçoivent.
C'est particulièrement vrai pour les inégalités…
Oui. Quand elles se développent, réfléchir en termes de moyenne perd son sens. Aucun individu ne peut se reconnaître dans une moyenne statistique.
Ainsi, la croissance du PIB moyen ne reflète pas du tout la croissance du revenu médian – qui sépare la population en deux parties égales. Aux Etats-Unis, depuis dix ans, on observe une croissance du PIB moyen (par habitant) de 9 %, et une baisse du PIB médian de 5 %.
Si vous dites aux gens qu'ils sont plus riches de 9 %, ils ne vous croiront pas, parce que, pour la grande majorité, ce n'est tout simplement pas vrai.
Idem concernant les prix : la montée des inégalités conduit les gens à consommer des paniers de biens qui sont de plus en plus différents. Ils se retrouvent donc exposés à des taux d'inflation différents…
Les organismes internationaux, comme Eurostat, l'OCDE, le FMI, sont-ils prêts à vous suivre ?
Ils ont coopéré de façon étroite avec nous. Tous ont envie de bouger, car ils sont conscients des problèmes actuels : il n'y a que 30 % des Français et des Anglais qui croient les statistiques officielles !
Propos recueillis par Marie-Béatrice Baudet et Stéphane Lauer
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